Entre passé et présent, Esclaves de Kangni Alem

Le contexte

En 2004, Kangni Alem bénéficia de la bourse Stendhal offerte par la Division de l’écrit et des médiathèques du ministère français des affaires étrangères. Ceci lui permit d’effectuer une mission documentaire au Brésil, précisément en mars et avril. L’auteur avait alors 38 ans. Le roman Esclaves paraitra en 2009 aux Editions JC Lattès (Paris). Pendant ce temps, Kangni publia Cola cola Jazz (Ed. Dapper, 2002), La gazelle s’agenouille pour pleurer (Ed. Le serpent à plume, 2003, réédité à Continents, 2022), Canailles et charlatans (Ed. Dapper, 2005), Rêve d’albatros (Gallimard, 2006). Abordons cet ouvrage en quatre étapes.

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Le temps de l’histoire

Esclaves est publié cinq années après la résidence. Le roman Esclaves (260 pages) est un roman historique (disons ça comme ça). Il couvrit la période de 1788 à 1841 (plus de deux générations). Je pourrai étendre la borne de départ si je le souhaite, mais faisons simple. L’année 1788 correspond à la date d’arrivée du sieur Francisco Félix de Souza (qu’on appellera plus tard Chacha) à Gléhué, aujourd’hui Ouidah. Gléhué, sur la côte et où vivaient des Blancs, est un espace dominé par le royaume de Danhomé (Dahomey) dont la capitale est Agbomey (Abomey) situé plus au nord. Danhomé, rappelons-le, est un royaume esclavagiste, ce qui constitue sa première source de richesse, à l’instar d’autres royaumes côtiers (Oyo, Ashanti…). Adandozan ou Dada Adandozan régna 21 ans soit de 1797 à 1818, succédant à Agonglo (On parlera de la reine Hangbé plus tard). Arrivé au trône, il supprima (tenta de supprimer) la traite des esclaves, ce qui constituait jusqu’alors la première source de revenus pour le royaume. L’Angleterre abolissait justement le commerce des noirs en janvier 1807. Les équipages de la Royale Navy sillonnaient les eaux à la recherche de négriers à retourner en Afrique. L’idée d’abolition sera réitérée dans l’Europe des princes à la conférence de Vienne (1815). A Agbomey, la proposition d’Adandozan était pourtant simple : Mettre en place ici à Danhomé, des plantations et des moulins de canne à sucre. Cela permettra de ne plus faire partir les noirs vers les Amériques. Ils pourront travailler sur place et faire développer le royaume. C’est prouvé, notre climat se prête aisément à cette culture.

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Complot au sein même de la cour

Le mot du roi avait été dit. Mais en entendant sa mise en œuvre, la traite (illégale) se poursuivait sous la coordination d’un homme, puissant, portugais ou brésilien (ça varie), Chacha. Disons-le sans ambages, Chacha est un fin stratège, sait protéger ses intérêts, sait diviser pour mieux régner. Dans ce Danhomé du début du XIXe siècle en crise de confiance, affaibli par des litiges liés à la succession, les trahisons, les menteries, Francisco Félix de Souza dit Chacha se trouvera des alliés à l’instar de Gankpé (neveu du roi, fils d’Agonglo (c’est le roi Adandozan qui a vendu ta mère, lui avait-on dit)) qui l’aideront à faire tomber le roi. Une seule personne peut sauver le roi/la situation : le maître des rituels.

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Occasion manquée : trahison

Le maitre des rituels (c’est ainsi que l’auteur le nomma jusqu’à ce niveau du récit) est le protagoniste principal du roman. Après l’arrestation du roi et son remplacement par Gankpé dit Guézo, (Chacha devient donc vice-roi de Gléhué, le Brésilien devient donc vice-roi de Gléhué. Honte ! Le Portugais devient donc vice-roi de Gléhué. Honte !) le maitre des rituels sentit le danger rôder autour de lui. Afin de se sauver et sauver sa famille vendue récemment comme esclaves (par Chacha), il se décida et prit le chemin de Porto-Seguro (Agbodrafo). Porto-Seguro, comptoir. Porto-Seguro, comptoir clandestin. La petite ville abritait la maison Wood. En effet, Wood Homé est un espace de casernement clandestin d’esclaves avant leur embarquement par l’Atlantique. D’Abomey à Porto-Seguro, il faut passer respectivement par Gléhué, Comé et Agouè. De Gléhué à Porto-Seguro, il faut quatre jours de marche pour un homme bien constitué. Le maitre des rituels sera rattrapé au cours de sa fuite à Comé par les amazones du roi, qui l’attraperont et le vendront comme esclaves. Une fois débarqué à la maison Wood en attendant que le nombre d’esclaves atteignît la capacité d’accueil du bateau, on lui notifia que venait juste de prendre le large un négrier transportant ce qui semblait la description de ses femmes et ses enfants.

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Retour en Afrique après vingt-quatre ans d’esclavage

Miguel, son nouveau propriétaire d’Agbodrafo le nomma Miguel. Il débarqua à Recife au Brésil plutôt qu’à Dominique, plutôt qu’à la Havane le 15 septembre 1818 (quelques mois après la destitution du roi). Sule, l’esclave chez qui il vivait dans le domaine du nouveau maitre du Brésil, lui fit découvrir la lecture, l’écriture et le Koran. Miguel fut vendu à un autre maitre à Bahia après deux ans (toujours au Brésil) où il passera 22 ans sans retrouver ni ses femmes ni ses enfants. Là-bas, il rencontrera des esclaves venus fraichement du golfe de Guinée qui lui donneront les nouvelles du roi déchu, Adandozan, l’ancien roi de Danhomé donc. Miguel se convertira à l’islam, deviendra Djibril Sule, entrera en contact avec Félix Santana, un des cerveaux du grand soulèvement des esclaves du Brésil. Félix Santana donna naissance à Francisco Olympio, confié aux soins de Djibril Sule lors de leur déportation en Afrique (suite aux mouvements d’insurrection perpétrés par les esclaves). Francisco Olympio deviendra, contre toute attente, et surtout contre le combat de son père, un esclavagiste. Il mourut en 1907 en laissant derrière lui sept épouses vertueuses, une famille riche et vingt et un enfants tous éduqués dans les meilleures écoles coloniales. L’un d’entre eux, Sylvanus Epiphanio Olympio Elpidio, sera le fer de lance de la lutte des indigènes contre la colonisation européenne, et deviendra, de ce fait, le premier président du jeune Etat indépendant du Togo.

Kangni Alem

Notre premier échange direct datait de 2018 quand il m’appela sur Messenger pour m’associer comme auteur invité au Festival Fil Bleu. Je me rendis par la suite chez lui à la maison où nous avions échangé tour à tour du festival, de la littérature, d’édition… Fil Bleu nous permit de faire une magnifique tournée à l’intérieur du pays avec d’autres artistes à l’instar de Gina de Fanti, Koffi Boko, Sébastien Vondoly, Renaud Dossavi, Wéré-Wéré Liking, Eric-Joel Békalé, Cyriaque Noussouglo… Après, il me plaça sur une autre édition du même festival dans un échange nourri avec Jean-Paul Akakpo à Goethe. Puis d’autres évènements nous offrirent des cadres de rencontre. Je proposai par ailleurs une nouvelle sur l’homme (K. A.) qui me valut le prix FIHA (Festival International d’Histoire d’Aného) de la littérature en 2022. Je partagerai ses retours sur ce projet dans un prochain billet. A suivre !

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Après donc le bain historique au sortir de la lecture d’Esclaves, je gardai en mémoire la démarche et la rigueur scientifiques qui avaient gouverné ce travail d’écriture. Le livre offre beaucoup de plaisir et permet d’invoquer les racines. J’avais même pris du plaisir à croiser certaines parties du roman avec des ouvrages d’histoire (écrits par des spécialistes en Histoire, je veux nommer ici les travaux de Etou, Gayibor…). En attendant son prochain roman qui porte sur Olympio (j’aurai le privilège de lire le draft, c’est une promesse faite) et qui tarde à arriver (l’art est long mais le temps court, disait le djéli), en attendant donc ce livre, je nous invite à découvrir Les enfants du Brésil, roman qui constitue un enchainement logique d’Esclaves. Esclaves est un roman, donc fiction.

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2 réflexions sur “Entre passé et présent, Esclaves de Kangni Alem

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