Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort

Adieu,

J’essayerai de servir la France et de mourir en digne petit-fils et fils.

Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort. Je vous aime tant que je ne veux être oublié dans vos souvenirs si, en pensant à moi, vous pourriez être malheureux. Ne redites pas même mon nom et laissez votre amour se faner avec ma vie.

ce texte date de janvier 1944, il est écrit par Roger Speybroeck à sa famille, Roger avait alors 24 ans, il a été arrêté le 06 décembre et fusillé par les Allemands avec deux autres camarades au fort de Bondues (Nord), ce texte est donc extrait de La vie à en mourir, Lettres de fusillés, 1941-1944, la période rappelle bien la Seconde Guerre mondiale

Lire aussi A Badougbé, on pêche des motos dans le Lac Togo: le monde à l’envers?

depuis quelques années, j’ai le plaisir toujours renouvelé de participer à la proposition, à l’analyse et au choix de sujets d’examen pour le compte de plusieurs établissements scolaires de la place et c’est justement en cherchant de textes pour illustrer les réflexions en Histoire que cette note, celle de Roger Speybroeck m’était tombée sous la main, l’ouvrage La vie à en mourir, Lettres de fusillés, 1941-1944 fait partie de mes références didactiques depuis un certain moment pour deux petites raisons, primo le livre apporte des détails qui intéressent toute âme qui s’intéresse à l’Histoire et deuxio il procure des frissons et des émotions qui égalent la pureté d’un Mozart, je m’arrête là car pour trouver quelque ouvrage qui combine tous les deux aspects en même temps et si bien, il faut avoir le courage et le temps de chercher et de fouiller

Lire aussi Douze enseignants nous racontent leur confinement

ce qui a le plus attiré mon attention dans le choix de cette lettre, — certes l’auteur avait parlé d’amour et du devoir d’amour, on s’intéressera à ça plus tard — ,donc pour aujourd’hui, ce qui a attiré mon attention, c’est ce cri de désespoir devant une mort imminente, ce cri devant la mort qui est là, elle est là, on la sent, la mort est proche, on la touche tel que sentie et touchée par une certaine Adjowa Aurora dans Au-delà du fard, comment oublier ça, non, ces moments s’écrivent à l’encre indélébile sur le corps du temps et se laissent effacer rarement, ce qui m’a questionné justement toujours par rapport à cette lettre et qui m’a poussé à chercher davantage, c’est encore et à juste titre ce cri et ces mots qui sont façonnés devant l’écheveau du temps qui s’arrête, et plus que le cri de Roger Speybroeck, j’aurais souhaité avoir les mots de mon grand-père Agbemele arraché à sa terre de Vogan Assiko-Kopé, je souhaite avoir les mots de Abotsi, Kétékou, Abbée, Nomanyo, Tchatcha, Fiagan, Zato, Djakpata, Ouro-Boukari, Bang’na, vaillants et honnêtes hommes, j’aurai souhaité avoir les mots des miens, de mes pères et grands-pères africains à l’instar des Cissé, Touré, Yaye, Kaboré, Assiongbon, Kokou, Agbèrè, Toutou, Esso, Traoré, de tous ceux-là, fiers et dignes africains, qui étaient arrachés à leur terre, formés à la hâte au métier des armes, vêtus d’une culotte et d’une chemise kakies et envoyés défendre la métropole, et, devant les assauts et les attaques et la victoire des Allemands dans la première phase de la guerre de 39-45, mon petit doigt me dit que les miens, arrachés à leur terre, formés à la hâte au métier des armes, vêtus d’une culotte avec des trous derrière et d’une chemise kakies sans collet et envoyés défendre la métropole avaient eux-aussi soupiré, regretté, pleuré, sangloté, gémi et plus encore mes pères et grands-pères africains avaient griffonné, barbouillé des mots, mots d’espoir ou mots de départ, à l’endroit de la famille, du frère, de la sœur, de la femme ou des femmes laissés derrière eux

Lire aussi S’engager dans le développement énergétique de l’Afrique, le combat de Marie

je veux aussi savoir ce que disent ces mots, devenus aujourd’hui mots d’histoire, ces mots confrontés à la taille de ma comprenette, je veux quand même savoir, je veux en plus savoir comment ils sont façonnés, peut-être à travers des figurés, des empreintes, des points, des lignes, des croquis, avec quoi ils sont façonnés, peut-être réalisés à base de sève d’arbre ou de boue ou du sang, oui beaucoup de possibilités existent pour faire ça, pour traduire des sensations et des idées, oui, je le pense, et en attendant de trouver ça noir sur blanc dans un fond de bibliothèque à Lomé ou à Abidjan ou à Dakar ou urbi et orbi, je prie humblement mes amis historiens et spécialistes des conflits mondiaux de m’éclairer et me référer

Lire aussi S’oublier